Felix Culpa

Les théologiens – qui décidément ne sont jamais en panne d’inspiration – ont un jour donné naissance à l’étonnant concept de « Felix Culpa » : O felix culpa quae talem et tantum meruit habere redemptorem, chante-t-on lors de la grande veillée pascale.

Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas fait latin à l’école, ou qui ne lisent pas Saint Augustin avant d’aller se coucher, « Felix Culpa » ça veut dire la faute souhaitable, la chute bénie, le péché qui porte chance. Tout ce que vous voulez. Ça veut surtout dire, dans la tête des théologiens, que finalement le coup de la pomme, Adam et Ève, le serpent, êtres virés du paradis –  tout ça finalement ça n’est pas si grave puisque cela nous a valu d’avoir un Rédempteur, le fameux Jésus-Christ, qu’on ne présente plus, descendu du Ciel pour sauver les hommes (et on ajouterai « les femmes », depuis peu).

Alors là, autant d’habitude je trouve l’église plutôt rigide et moralisatrice à l’excès, autant le coup de « Felix Culpa » je n’adhère pas du tout. Les théologiens, je trouve ça même extrêmement léger de leur part, si vous me permettez. Parce que franchement, sans être moralisatrice, moi je pencherai quand même plutôt du côté de dire que sans le péché, le monde irait peut-être un peu mieux. Après c’est chacun son opinion bien sûr, mais enfin un monde sans meurtres, sans mensonges et sans cupidité, ça pourrait être pas si mal que ça non plus – sans compter qu’un monde pareil, pas dit que ledit Jésus-Christ n’aurait quand même pas eu envie de le visiter, sans compter qu’il aurait pu y faire un séjour plus agréable, surtout sur la fin. Il aurait peut-être passé ses vieux jours dans une petite bicoque sur la plage, peut-être sur la côte grecque, ou en Crête, il aurait écrit des poèmes ou ramassé des coquillages avec ses petits-enfants, ou peut-être qu’après quelques visites réussies à Jérusalem il aurait continué à fabriquer des meubles dans son petit village – peut-être qu’avec l’expérience il serait devenu luthier – bien que personnellement je l’imagine plutôt en train de construire des ponts et des passerelles, ou plus modestement (comme cela lui siérait bien) des portes et des fenêtres.

Mais bon, que les choses auraient pu mieux tourner, et de façon plus agréable, à la fois pour les hommes (et les femmes) et aussi pour Dieu, c’est le point de vue des franciscains qui sont connus pour leur petite vertu y compris hors de l’église. Les franciscains, mes amis, ce sont les fameux moines réjouis, abrutis et ventripotents de Robin des Bois, des bouteilles de bière et des pubs de camembert. Alors vous voyez, ils peuvent bien prêcher ce qu’ils veulent, qu’on aurait pu vivre saintement dans le monde en se contentant d’être heureux et de ne blesser personne, la plupart des théologiens sérieux s’accordent à dire que meurtres mensonges cupidité tout va malgré tout pour le mieux dans le monde meilleur des mondes, car au final c’est indispensable : tout fait partie d’un plan divin aussi génial que mystérieux. Comme dirait l’autre O felix culpa quae talem et tantum meruit habere redemptorem. La vérité bien sûr c’est leur conviction profonde que sans péché pas d’église, et sans le péché tout ce petit monde a peur de se retrouver au chômage. Évidemment, vous pouvez aussi être une idéaliste comme moi, et vous dire que dans un monde sans meurtres sans mensonges sans cupidité, les gens auraient peut-être quand même été curieux de Dieu – voire même plus – et auraient voulu lui rendre gloire, apprendre à mieux le connaître et apprendre à mieux s’aimer, et on aurait pu avoir des églises chaleureuses et des prêtres au cœur léger. L’innocence est sans doute souhaitable, elle aussi.

Je dois appartenir à la race des moines ventripotents.

Ce qui nonobstant mon goût pour le fromage et les boissons alcoolisées fait partie des questions de fond que je me suis posé ces dernières temps – surtout après l’acquisition de ma nouvelle voiture que je ne vous ai pas encore présentée.

DSCF8726smallJe sais.

Et encore – vous n’avez pas vu l’intérieur.

DSCF8728smallMais figurez-vous, j’ai déjà pas mal culpabilisé devant tout ce luxe.

J’ai même fait mieux : J’ai culpabilisé sur le fait même de m’acheter une voiture. Récemment, je me suis ainsi surprise à fournir toute une liste d’excuses au téléphone à ma mère (qui ne m’avait rien demandé) pour l’achat de ladite seconde voiture: Xavier travaille, moi aussi, à part si on veut aller en ville on n’a pas de transports en commun, il y a peu de magasins où on peut aller à pied etc. avant de raccrocher et de me rendre compte comme une imbécile que c’est juste normal, quand mes parents travaillaient, eux aussi ils avaient chacun une voiture – comme quoi la thérapie a du bon.

DSCF8729smallBien sûr, bien sûr – j’aurais pu faire plus simple qu’une Lexus (dans Lexus, il y a luxe, même si vous n’avez pas fait latin) : intérieur ronce de noyer ou pas loin, les rétroviseurs qui s’ajustent quand vous faites une marche arrière, sièges chauffants ou climatisés, le LECTEUR MULTI-CD (Lecteur Britney/Taylor/Madonna – mon  « commute » est un vrai feu d’artifices), le GPS intégré et son charme vintage qui peut au passage parler la même langue que moi et même le fameux anti-démarrage codé, si vous avez bien suivi mon précédent article.  Je me suis dit : « Fanny, si le souverain pontife lui-même se contente d’une Ford Focus, peut-être que tu devrais te mettre au vélo ». Le Pape qui, notez l’ironie est lui-même franciscain, mais d’une franciscanisme originaire, celui de St François qui prônait la pauvreté, et non les conséquences de la licence théologique qui consiste à croire que le péché est une hypothèse dont on peut se passer. Quoiqu’ il en soit, j’ai fait preuve de bonne volonté. J’ai essayé ladite Ford Focus, une horreur, une boîte de conserve en plastique et le volant sur les genoux. Et c’est là, sur le parking du concessionnaire que j’ai eu une sorte de basculement théologique et que je me suis posée la question franciscaine : Le malheur est-il vraiment indispensable au plan divin ? Ou tout du moins le malheur est-il indispensable à mes projets ?

Surtout si on fait vite fait le calcul. Une Ford Focus de 2012 avec 30.000 miles c’est $10.000 et une Lexus de 2005 avec, hum, 106.000 miles, et bien c’est $10.000 aussi. Mais bon, les Lexus, ça tient le coup – ce que m’a garanti mon vendeur, qui, figurez-vous, a une Lexus lui aussi (C’est étrange, il m’est arrivé la même chose quand je suis allée acheter un téléphone, la vendeuse avait un Microsoft Lumia 640 elle aussi, je dois avoir des goûts de vendeur, je ne vois pas d’autre explication (du moins dans un monde sans cupidité et sans mensonges)). Mais donc, mon vendeur – je dis mon vendeur car c’est celui qui nous a déjà vendu la Buick – mon vendeur, fine mouche, qui n’a pas fait théologie ni latin mais a bien cerné mon côté « moine franciscain » (1) – et que j’ai fini par aller voir un samedi soir après avoir passer la journée à pleurer dans des Ford et grincer des dents dans des Toyota – m’a annoncé gaiement qu’il pensait « avoir la voiture parfait pour moi » et là, c’était tout simple, je n’ai même pas eu besoin de l’essayer, quand je suis arrivée sur le parking mon cœur a frémi et j’ai su – j’ai su que c’était la voiture parfaite pour moi et qu’il me la fallait.

Felix culpa, me direz-vous. Le péché qui tombe bien.

Je n’étais pas loin de penser la même chose quand Barbara, notre assistante à l’église et en passe de devenir une bonne amie (je ne sais pas au passage comment, vu la quantité de travail dont je l’assomme tous les jours) et donc Barbara monte dans ma voiture et me sort le plus naïvement du monde : « C’est magnifique mais je ne sais pas, je pense que je ne pourrais pas acheter ce genre de voitures sans culpabiliser » – c’est là que j’ai pensé cette pensée incroyable, cette chose inavouable – que je me suis bien abstenue d’exprimer ou d’avouer : « Un tel bonheur, ça vaut bien le coup de culpabiliser un peu ».

Le moine franciscain à fond les ballons. Et croyez-le ou non, j’ai appris que la prêtre qui avait mon poste avant moi, avait elle aussi une Lexus. Après m’être rendu compte qu’un peu de bonheur ne nuisait pas au plan divin, et malgré les réflexions de Barbara, j’ai décidé de ne pas me laisser démoraliser par les adeptes de la pénitence et du péché – même pas par Xav qui m’a fait le coup du mari malheureux puisqu’il a hérité de la Buick et m’a fait observer qu’il se déplaçait en « citrouille », tandis que je roulais en « carrosse ».

C’était sans compter sur le courrier de ce soir où d’une façon plutôt ironique General Motors nous écrit pour nous informer qu’ils se sont rendus compte que notre Buick (qui date quand même de 1998) a un défaut de sécurité : une fuite d’huile (on s’en est rendus compte) qui pourrait potentiellement mettre feu au réservoir. Autant vous dire que mon sang n’a fait qu’un tour dans mes veines. En un quart de seconde toute ma culpabilité rentrée, la culpabilité la vraie, m’est tombée dessus comme la petite vérole sur le bas-clergé. Jouer les moines franciscains pas de problème, mais certainement pas aux dépens de mon petit mari. Finalement dans la vie, comme sur la route, tout est une question de priorité. Il n’y a pas de mal à être heureux, tant que votre bonheur ne fait rien de mal. Une virage parfois difficile à gérer.

Rassurez-vous pour Xavier, à la re-lecture du dit courrier, on peut toujours rouler avec la Buick sans problème, mais enfin il vaut mieux la garer dehors au cas où.

Tant que le feu ne se propage pas à la Lexus, tout va bien.

(1) À noter que c’est le concessionnaire que m’avait recommandé ma psy. De mettre ça par écrit, je me rends compte comme tout s’enchaîne, c’est impressionnant. Dire qu’il y a des gens qui pensent que la vie n’a pas de sens.
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