À l’époque où j’étais secrétaire, j’avais un patron, Denis T., qui avait l’habitude de dire : « Payez cher, vous pleurerez une fois, payez moins cher vous pleurerez tous les jours ». Une devise efficace qui marquait les esprits, ou qui en tous cas a marqué le mien, car bien entendu la devise ne s’appliquait qu’à ses clients. « Payez cher, vous pleurerez une fois, payez moins cher vous pleurerez tous les jours » sous-entendu « Oui, nous sommes plus chers que nos concurrents, mais nos produits vous rendront heureux jusqu’à la fin de vos jours si vous êtes assez malins pour vous en rendre compte » (1), une devise qui ne s’appliquait en aucun cas à lui-même, mon patron étant introuvable chaque fois qu’il avait une facture à payer, ou plutôt, seulement trouvable sur les courts de tennis de Meylan ou au trophée Andros de Villard-de-Lans mais jamais à son bureau, le chéquier à portée de mains. J’en ai passé des heures au téléphone avec Gonzalés plombier de père en fils au bord de la faillite pour un impayé de 10.000 euros qui représentait pour lui deux mois de travail car il avait tout laissé tomber pour le chantier de mon chef, autant de factures de fournisseurs à payer et de salaires pour lui et son fils, lui-même père de cinq enfants, des problèmes difficiles à comprendre pour mon patron qui « captait mal » au propre comme au figuré, parce que forcément en haut de pistes à Meribel, la réception téléphonique est ce qu’elle est – ce n’était pas de sa faute non plus. Je vous rassure tout de suite, mon intégrité morale étant déjà ce qu’elle est, c’est-à-dire celle d’un futur pasteur, je n’étais pas du tout solidaire :
Moi : Alors il me dit de vous dire qu’il a envoyé le chèque aujourd’hui
Gonzalés : Mais il l’a envoyé ? Il m’a dit la même chose le mois dernier
Moi : Oui, je sais. Il a dit ça à tout le monde.
Gonzalès : Ça ne vous écœure pas de travailler pour quelqu’un comme ça?
Moi: Si, complètement, je suis désolée.
Gonzalès : Vous pensez qu’il va vous payer ce mois-ci ?
Moi: Aucune idée. De toutes façons, j’envisage de démissionner
Gonzalès: Ah ben au moins ça me remonte le moral de discuter avec vous.
Enfin – toujours est-il que j’ai fini par démissionner et que j’ai un meilleur patron aujourd’hui, je ne parle pas de mon grand patron qui a payé une fois pour toutes tous nos impayés sur la croix, mais même mon petit patron que j’aime bien, bien que j’ai toujours une réserve toute franchouillarde à marquer le moindre enthousiasme pour mon boulot – je ne le fais pas exprès, je pense que c’est génétique, on a tous du sang de syndicaliste dans les veines. Aux États-Unis, ils ne comprennent pas, bien évidemment. Ce week-end j’ai rencontré un paroissien pour la première fois à un enterrement, qui, après s’être confondu en excuses de n’être pas venu à la messe depuis six mois parce qu’il était « occupé » (C’est toujours drôle quand les gens font ça alors qu’on ne leur demande rien) m’a demandé si le Rev. Pasteur, je l’aimais bien, j’ai répondu sans même avoir le temps d’y réfléchir : « Yes…I like him, I mean…What can I say? He’s my boss, right? » et j’ai rigolé alors que le paroissien, il ne rigolait pas du tout. Une fois déjà j’ai failli faire pleurer mon chef à une réunion, quand on m’a demandé où je bossais et j’ai répondu « St D. » apparemment dans un soupir. Il faudra que je lui explique un jour à mon chef, que ce n’est pas du tout personnel, c’est business (2), en France on est comme ça, ce n’est pas socialement acceptable d’aimer son patron et vous ne pouvez absolument pas trouver votre boulot awesome si vous ne voulez pas vous faire casser la figure à la machine à café. Et puis j’ai eu des expériences de travail traumatisantes, comme vous pouvez vous en rendre compte.
Quoiqu’il en soit, j’ai eu tout le loisir de penser à mon ex-chef et à sa devise ce samedi, alors que nous patientons chez le concessionnaire pendant que les grands banquiers – ou plus vraisemblablement un quelconque logiciel, « une merde infâme sous Windows » selon l’expression consacrée de ma moité – calculait quel meilleur pourcentage ils pouvaient nous offrir pour une « Dodge Dart » gris non-métallisé, un petit bijou de non-technologie comparé à ma Lexus, il n’y a même pas les sièges chauffants (pourtant un must de la non-écologie à l’américaine), mais enfin la Dodge Dart c’est une voiture qui ressemble à une voiture, qui roule, qui ne tombe pas en panne et qui peut conduire mon petit mari au travail, à l’église, à l’épicerie du coin, dans les grands magasins et surtout chez IKEA (les sièges arrières sont rabattables) bref, dans tous les endroits indispensables où il a besoin d’aller – ou disons : dans tous les endroits indispensables où quelqu’un de proche a besoin qu’il aille. L’indépendance ça n’a pas de prix, vous comprenez bien.
Que l’indépendance ça n’a pas de prix, c’est ce qu’on a très vite compris quand le « Grand Banquier / logiciel infâme » nous a délivré le verdict d’un taux magique de 7,6 % pour un prêt qu’on n’avait même pas besoin de faire car on pouvait presque payer la voiture comptant, mais ils ne nous ont pas laissé faire. Pas possible ? Mais si c’est possible, fini le temps de la SNCF et de la carte Kiwi où vous payiez moitié prix, aux États-Unis vous payez tout le double du prix. Car ce que nous avons compris, alors que nous nous apprêtions naïvement à faire un dépôt de $12.000 pour une voiture annoncée à $14.700, c’est que ce n’est pas l’intérêt (dans tous les sens du terme) de la banque que vous n’achetiez pas à crédit – puisque c’est sur le crédit qu’ils se font de l’argent – 7,6% pensez-bien – et, le pire, c’est que le taux élevé ils mettent ça sur le compte du fait que vous êtes nouvellement résidents dans le pays, pour ne pas dire immigrés, et que du coup on ne sait pas si on peut vous faire confiance, alors que moi, je ne sais pas, si je ne fais pas confiance à quelqu’un je lui demande le plus gros acompte possible et je ne lui prête que le minimum. Du coup, quand le financier / le monsieur qui appuie sur la touche entrée du logiciel infâme nous a tendu un stylo pour nous faire signer un chèque de $10.ooo assorti d’un prêt de $211 par mois pendant 60 mois car, après les taxes, l’immatriculation, les frais de dossier et les assurances « constructeur et maintenance obligatoires », et surtout le cout du crédit inclus, le prix de la Dart était monté à $21.000 tout pas rond (mais j’essaie d’oublier le prix exact), le financier, en bon américain, donc, nous demande « Si nous sommes excités » et là franchement, j’ai failli répondre que loin d’être excitée, j’étais carrément au bord des larmes de m’être fait entuber de façon aussi magistrale – le seul réconfort, voyez ce que sont les choses comme quoi on ne sait jamais de quel côté vient notre rédemption, mon seul réconfort, la devise de mon ancien patron Denis T, qui m’est revenue à l’esprit: « Payez cher, vous pleurez une fois, payez moins cher vous pleurez tous les jours ». J’espère qu’il a raison. Car non seulement avec la Buick on a payé un peu cher à la base, mais enfin pendant deux ans on a pleuré environ tous les deux mois : après la clé qui reste systématiquement coincée dans le démarreur (j’ai trouvé un truc sur Internet pour dépanner dont je suis assez fière, mais enfin il faut y aller au tournevis sous le volant, ce qui n’est pas extrêmement simple quand vous conduisez tous les jours), le rétroviseur arrière pété, la fenêtre passager bloquée, la fuite d’huile, le rappel de sécurité que j’ai mentionné dans un article précédant, on a eu le coup de grâce il y a quelques semaines quand le garagiste nous a annoncé que le liquide de refroidissement fuyait dans le réservoir d’huile (qui lui-même fuit, si vous avez bien suivi). Donc on s’est dit : On va arrêter de pleurer tous les jours, juste pleurer un bon coup.
Ce qui ne s’avère pas tout à fait vrai parce qu’à $211 par mois, on va quand même pleurer un peu pendant 5 ans. Mais enfin, c’est quand même joli, je vous laisse regarder :

Xavier, s’avérant que sa voiture était immatriculé « VHB » – Very High Belanger – s’est même empressé d’y accoler le fameux magnet « St D » sur son pare-choc – magnet qui, non-fierté française syndicaliste post-traumatique oblige, n’a jamais trouvé le chemin de ma nouvelle voiture. J’ai pris une photo pour me moquer de lui, alors qu’on jouait à « Mr and Mrs Smith » en revenant de l’église (Enfin, je joue à Mrs Smith : Je cherche tous les combines pour le doubler et le semer, et au final on arrive toujours au même moment alors qu’il se contentait de rouler pépère ou du moins c’est ce qu’il prétend) :

Me moquer doublement car la voiture est rouge et grise, comme son blouson, et c’était une occasion de me venger après qu’il ait remarqué que lors de ma dernière (et en fait première, mais je me fais aux usages du pays(3)) manucure, j’ai choisi un vernis à ongles complètement cordonné à ma Lexus bien-aimée – le pire c’est que je n’ai pas fait exprès, je m’en suis rendue compte en attrapant mes clés en sortant du salon, j’étais rouge de honte.
Voyez plutôt :

Mais bon, voyez ce que sont les choses, je voulais vous faire un article de fond sur des sujets économico-politiques et me voilà lancée dans préoccupations girly, revenons à nos moutons. Les États-Unis, donc, c’est vraiment un système qui marche à l’envers, c’est ce que je voulais vous dire. Car un des autres avantage de pleurer un bon coup y compris pendant cinq ans – c’est que le crédit ici, c’est une telle religion que plus vous avez de crédits en cours – NE RIEZ PAS – plus vous avez de crédits en cours, plus on vous fait CONFIANCE, et moins vous payez cher pour votre crédit. C’est de la folie ? Non. Oui. Oui, carrément. Le plus riche pays du monde vit à crédit, avec de l’argent qui n’existe pas – et ce n’est pas l’exception, c’est la règle. Même si vous pouvez faire autrement et payer avec du vrai bon argent du bon Dieu (enfin, j’exagère un peu, disons payer avec les honnêtes sous de l’héritage de Grand-Maman) et bien les banquiers ça ne les intéresse pas. À l’école on appelait ça : « Un colosse aux pieds d’argile », mais enfin, à l’époque on parlait de l’Union Soviétique. Pas très rassurant. Flippant. Et carrément déprimant, si, depuis que vous étiez un enfant de chœur (Secrétaire de Denis T.), vous aviez déjà un cœur de pasteur.
Car j’ai appris autre chose cette semaine sur le système américain quand Terrence, vagabond auto-proclamé mendiant professionnel, est venu frapper cette semaine à la porte de mon bureau
« Je vais vous dire très franchement, Madame la rectrice (une usurpation d’identité hiérarchique qui n’a pas déplu à ma fibre socialisante), je vais vous dire très franchement, m’a dit Terrence en s’asseyant à mon bureau, je fais le tour des églises pour trouver de quoi payer mon loyer. Je suis mécano mais maintenant j’ai 55 ans, je suis criblé d’arthrite, je ne peux plus travailler, qu’est-ce que je peux faire, j’attends mon statut d’handicapé depuis des mois pour avoir des aides, je vis dans un mobile home, ils menacent de me le reprendre et de me mettre à la rue. »
C’est là que je lui propose d’appeler les services sociaux, ça tombe bien, j’ai le numéro d’urgence dans mon bureau que je n’ai encore jamais eu l’occasion d’utiliser.
Lui : « Ils ne vont pas m’aider »
Moi: « Bien sûr qu’ils vont vous aider »
Lui : « Il n’y a pas d’aide au logement si vous ne travaillez pas »
Moi: « Ça servirait à quoi des aides au logements sinon pour aider les gens qui ne peuvent pas payer ? »
Lui (résigné): « Ben allez-y appelez-les si vous voulez »
(Une demi-heure après)
Moi (indignée) : « Alors c’est vrai, ils n’aident pas les gens qui sont au chômage, comment c’est possible ? »
Lui : « Vous ne pouvez pas comprendre, vous venez d’un pays socialiste… »
Je suis socialiste, c’est vrai. Avant d’immigrer, je pensais juste que j’étais normale mais donc aux états-Unis, on prête aux pauvres – mais pas trop. Uniquement les banquiers, ou les logiciels infâmes qui tournent sous Windows, mais pas les services sociaux, les structures qui sont censées faire qu’on vit dans un monde plus juste, où chacun à sa chance, quelque soit son sort ou son état de santé. Eh bien ici, si vous travaillez ça va, mais si vous ne travaillez pas, eh ben qu’est-ce que vous voulez, débrouillez-vous, on ne va pas non plus vous aider à payer votre loyer non plus.
Qu’est-ce que j’ai fait ? Ben écœurée, révoltée pour lui et mortifiée par ma propre naïveté, je lui ai fait un chèque bien entendu. Les « pauvres de Monsieur le curé » ce n’est pas une expression, les prêtres ont en effet un compte en banque réservé pour utiliser « à des œuvres de leur choix » – mais croyez-le ou non dans l’église il y a de gros débats sur le fait de donner de l’argent aux sans-domiciles. C’est la raison pour laquelle j’ai le numéro des services sociaux dans mon bureau, car comme le dit mon chef – que j’aime bien mais pas trop – qui relaie l’information: « Donner de l’argent aux SDF, ça ne règle pas le problème ». Certes. Je connais les arguments. Vous donnez de l’argent aux SDF et ils s’en servent pour acheter de l’alcool, ou ils travaillent pour un genre de mafia, ou ils s’enfoncent dans la drogue. Si un SDF vient vous voir, référez-le à la ville où il pourra bénéficier d’un prise en charge complète – une prise en charge complète, en effet, comme je viens tout juste de m’en rendre compte. Donner de l’argent aux SDF ça ne règle pas le problème, certes, mais enfin, ne pas donner d’argent, ça ne règle pas le problème non plus, et remplacez « SDF » par « pauvres », ne pas donner d’argent aux pauvres, même pour la bonne raison que ce n’est pas bon pour eux, quand on fait le métier que je fais, ça me pose quelques problèmes aussi. Juste de penser que Dieu me fait confiance tous les dimanches avec son Fils unique au moment de l’Eucharistie, je me dis, je peux bien faire confiance à un sans-domicile avec quelques dollars. Et puis, même sans la prêtrise, il me suffit de me regarder, un cœur (de pasteur), de l’air dans mes poumons, des idées dans ma tête et au bout de mes doigts quand j’écris un article, de la nourriture dans mon estomac – moi aussi je vis à crédit, tous les jours, à chaque instant, d’un patron qui n’a pas crée le monde en appuyant sur une touche entrée d’un clavier, mais qui me laisse vivre de sa vie à chaque instant. Priez pour les autres, c’est bien mais enfin – payer pour eux ça peut aider, aussi. Comme l’a écrit Saint Jacques : Si un frère ou une sœur sont dans la nudité et n’ont pas ce qui leur est nécessaire chaque jour de nourriture, et que l’un de vous leur dise: « Allez en paix, chauffez-vous et vous rassasiez » sans leur donner et qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ?
Mais que voulez-vous, tout le monde n’a pas la chance d’être un curé communiste. Merci Denis, pour ces années de formation à tes côtés.

Du coup, toute cette aventure, ça nous a inspiré des idées d’autocollant…
(1) Sachant que le produit en question était de l’eau minérale, ce n’était quand même que très moyennement crédible.
(2) Si je peux citer « Le parrain » sans avoir l’air, c’est uniquement car il est cité dans « Vous avez un message »Avec Meg Ryan. Sinon, aucune idée.
(3) Il y a des boutiques à ongles à touts les coins de rue Au début, je trouvais ça ridicule, au bout de cinq ans, j’ai réalisé qu’il manquait quelque chose dans ma vie. Il ne me reste plus qu’à me laisser pousser les ongles.