(Scène de nuit, une femme entre deux âges, ou en tous cas fatiguée, sort d’une voiture côté passager, vieux modèle, il est tard, la femme semble légèrement éméchée – elle se dirige vers la boite aux lettres et sort une enveloppe qu’elle ouvre frénétiquement. Silence. Elle lève les yeux au Ciel, le voile se déchire)
Moi : Seigneur, c’est un miracle. Ça y est, j’ai ma carte verte.
Jésus : Déjà ?
Moi : Non, enfin c’est mon autorisation de travail temporaire, c’est un bon début. Tu avais oublié ?
Jésus: J’ai failli. Tu as été tellement patiente. Je disais hier justement aux anges: « Fanny on ne l’entend jamais se plaindre ». Félicitations en tous cas.
Moi : Deux ans et demi que j’attends, Seigneur ! Tu as vu la boite à chaussures sur le bureau de Xavier ?
Jésus : La boite IKEA ?
Moi : Ah tu as reconnu. Oui, et bien c’est tous les papiers qu’on a dû remplir. 1h30 de rendez-vous chez l’avocate rien que pour tout signer tout ça.
Jésus : Plus un saut chez IKEA.
Le diable (ironique, comme à son habitude) : Quel dévouement pour le royaume des cieux !
Moi : Qu’est-ce qu’il fait là celui-là ?
Jésus : Je ne sais pas, tu es venue avec lui ?
Moi : Non. Bon écoute, je sais que j’ai pas mal râlé mais avoue qu’un peu d’esprit franchouillard et syndicaliste dans l’église Épiscopale, c’est rafraichissant. Tu t’ennuierais sans moi.
Jésus (moqueur) : Je confesse à Dieu Tout-Puissant.
Moi: Sérieusement.
Jésus : Sérieusement. C’est pour ça que je t’ai fait venir, tu sais.
Le diable : Ah ben ça, nous aussi on s’ennuierait sans elle. Ça a été une sacrée épopée cette carte verte – si vous me passez l’expression. (Se tournant vers moi) Tu te souviens quand tu t’es mise à pleurer sur le parking après la visite médicale pour l’immigration ? Tout ça parce qu’ils t’ont fait une-radio-des-poumons.
Moi (me justifiant): Après m’avoir fait trois vaccins et une prise de sang ! Et parce que mon monotest était positif, pour faire la radio ils m’ont fait descendre trois étages, porter un masque dans la salle d’examen et ils m’ont demandé devant tout le monde si j’avais eu mes règles récemment (à part)…et puis merde, j’avais mes règles ce jour-là.
Le diable : Ah ah ah. Tu te souviens que tu voulais reprendre l’avion pour rentrer en France ? Heureusement que ton petit mari t’a emmenée manger un bagel pour te con-so-ler. Comme ce soir, il t’a dû t’emmener boire un coup pour oublier que la carte n’était toujours pas arrivée. Jésus, bravo, tu t’es trouvé une sacrée missionnaire. L’église est sauvée.
Jésus : T’occupe, c’est fait ça. Le monde est sauvé déjà, lui aussi, au cas où tu aurais oublié ta majeure défaite. (Se tournant vers moi) Bon alors ça dit quoi cette carte ?
Moi : Ben écoute, ils appellent ça carte verte mais ils devraient appeler ça carte blanche. Je peux aller où je veux en France, en Europe et bosser où je veux, autant que je veux, aux États-Unis. Le monde m’appartient.
Jésus et le diable (en chœur) : Le monde t’appartient ?
Moi : Façon de parler (me tournant vers Jésus) C’est un peu comme Saint Paul avec sa citoyenneté romaine, si tu préfères.
Le diable : Ah ben si ça te permet d’être décapitée au lieu de te faire dévorer par un fauve…
Jésus : Ah, ça peut être utile, en effet, avec ton chat tout ça. Dis-moi, si tu es comme Paul, tu es forte en écriture, correspondance ?
Moi : Ça dépend. Parfois quand j’écris je perds un peu le contrôle, surtout quand je manque de sommeil, j’entends des voix. Mais du coup, voilà, la nouvelle c’est qu’au bout de deux ans et demi, je vais enfin pouvoir être payée pour faire mon boulot.
Jésus (un peu surpris) : Ton boulot ?
Moi: Pardon Seigneur, ton boulot.
Le diable : Je ne veux pas me faire l’avocat de moi-même Seigneur, mais vous au bout de trois ans à travailler gratis, vous vous en êtes moins bien sorti.
Jésus : Hum. C’est parce que la Rédemption était gratuite et offerte à tous. (Interpellant Saint Pierre, ton faussement naïf) Simon-Pierre, ils en sont où à Rome ? J’ai manqué quelque chose ?
Saint Pierre (amusé): Seigneur, les temps changent. À Rome, c’est encore à peu près sous contrôle mais vous savez ce que c’est (soupir) les États-Unis d’Amérique : Les chrétiens chauffent les églises. Ils boivent du café et se fournissent chez IKEA. Il y a même des femmes prêtres de nos jours.
Le diable (à part) : Dommage, j’aimais bien venir me rafraichir des feux de l’enfer dans de grandes cathédrales glaciales et aux trois-quart vides.
Jésus (s’adressant à moi): Alors j’imagine que tu es officielle maintenant.
Moi : Je ne l’étais pas déjà avant ?
Jésus : Oh moi tu sais l’église – je n’ai pas toujours mon mot à dire.
Le diable (fait un sourire en coin et s’adresse à Jésus) : Et avec le gouvernement américain, vous en êtes où Seigneur ?
Jésus : J’imagine que c’est une question rhétorique (se tournant vers moi) Alors, ça y est maintenant ! L’ordination, le premier poste, le permis de travail. Quels sont tes grands projets du coup ? Annoncer l’évangile, partir en mission ?
Moi : Hum. On a discuté avec Xav. D’abord acheter une voiture, peut-être trouver un appart un peu plus grand, faire revenir les meubles de France. S’installer quoi.
Jésus : Tu pourras écouter tes CD dans la nouvelle voiture ? Les anges me réclament du Britney Spears.
Moi : Apparemment il y a même un lecteur mp3.
Le diable (ironique) : Que de beaux projets Fanny ! J’étais venu spécialement pour entendre ça et t’adresser personnellement mes félicitations.
Moi : Seigneur, je voulais nourrir les pauvres, mais apparemment il n’y a pas de créneau immédiatement.
Jésus (Saint Pierre lui murmure quelque chose à l’oreille) : Oui, il semblerait que de nos jours les pauvres ne peuvent plus se payer de religion, ou alors de la religion de très mauvaise qualité (éteignant la télé, puis consultant ses archives et interpellant Ésaie) Ésaie, on avait dit quoi déjà exactement ?
Moise : Seigneur, vous avez bien qu’il est sourd. Tenez, j’ai installé la Bible sur votre tablette.
Jésus (lisant à voix haute) : L’esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi. Car l’Éternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux. Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé. Pour proclamer aux captifs la liberté. Et aux prisonniers la délivrance.
Moi : Seigneur, est-ce que ça te fait te sentir un peu mieux de savoir que je n’en dors plus du tout ?
Jésus : Attends ! (Faisant rapidement défiler le texte) Ah, tiens, c’est de moi ça : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux » (à lui-même : « ah ben, il y a des choses qui ne changent pas ») « N’emportez ni argent ni sandales » (à moi : « Il me semble que tu avais laissé la KA en France ? ») « Dans toute maison où vous entrerez…mangez et buvez ce que l’on vous servira car le travailleur mérite son salaire » (éteignant la tablette du bout du doigt) Tout travailleur mérite un salaire, ma fille. C’est biblique. Et je rajouterai même : Il y a une limite au nombre de PC que Xavier peut dépanner tous les jours.
Saint Pierre : S’il pouvait venir dépanner notre salle serveur !
Moi : Non, mais ça va pas !
Moise : Pas d’inquiétude, tout est sauvegardé dans le cloud.
Jésus (à moi, doucement) : Alors tes papiers tout ça, tu es déçue, un peu?
Moi : Écoute Seigneur, je ne sais pas. Je pensais que notre amour ça serait si beau, si grand. je pensais qu’on serait au-delà de la vie de tous les jours. Qu’on irait à New-York. Je pensais qu’à nous deux, on sauverait le monde – et on se retrouve à acheter une voiture et chercher logement en banlieue résidentielle.
Ésaie : Qui ça ? Avec Xavier ?
Le diable : Mais non, avec Jé-sus. Ah ah, le quotidien, je n’ai rien inventé de mieux pour tuer l’amour. Les amis, les couples, même le bon Dieu. Ça marche avec tout le monde, je suis tellement fier de moi.
Jésus (à moi, visiblement peiné) : Tu penses que cet amour ce n’est pas beau et grand c’est ça ?
Moi : Mon Dieu ! Seigneur – pardon Seigneur – je n’ai pas dit ça. C’est juste que j’ai du mal à comprendre comment tout cela fonctionne. (Saint-Pierre dit quelque chose à Moise et ils s’esclaffent, puis d’un coup, grand silence)
– Le Saint-Esprit fait son entrée –
Le Saint-Esprit (à Jésus) : Seigneur.
Jésus (au Saint-Esprit) : Seigneur.
(Le diable se carapate et quitte les lieux en claquant la porte, une bouffée de chaleur se fait sentir)
Le Saint-Esprit (s’épongeant, puis s’adressant à Jésus) : Alors, on en est où ?
Jésus : Il y a du progrès, mais parfois je me demande si on est bien clairs sur nos communications.
Moise : C’est vrai que du temps où le Père faisait la grosse voix dans le désert, ça passait un peu mieux
Saint Pierre : C’est la faute à toute cette technologie, tout le monde parle en même temps…
Moi (les interrompant) : Seigneur, je sens bien que quelque chose a foiré mais qu’est-ce que j’ai loupé Seigneur ? Qu’est-ce que j’ai loupé ?
Saint Pierre (haussant les épaules) : Tu t’attendais pas à ce que ça te tombe tout cru ? Tu pensais que tu allais trouver une place pour faire le bien et annoncer la foi, tu pensais que l’église c’était un endroit où aller et pas quelque chose à faire ?
Moi (angoissée) : Tu veux dire…tu veux que je réforme le système ?
L’Esprit-Saint (exalté) : Pourquoi pas ?
Thomas Cranmer (1) (qu’on avait pas entendu jusque là) : Knock yourself out!!
Moi : Seigneur, donnez-moi huit heures de sommeil et je changerai le monde.
Jésus (bâillant et regardant sa montre, la lune à côté de lui) : Pas de problème. J’ai toute confiance en notre équipe.
Saint Pierre (à moi) : Tu sais, avant de réformer le système, tu peux même commencer par simplement écouter ton chef et voir comment les choses se passent autour de toi. Après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour !
(Fou-rire collectif, le rideau tombe et les cieux se referment – temporairement.)
Bravo pour la carte verte (blanche ? je ne sais plus). Et surtout bravo pour ce moment si drôle. Je n’entendrai plus jamais parler du cloud sans sourire.
Jésus : Tu pourras écouter tes CD dans la nouvelle voiture ? Les anges me réclament du Britney Spears.
Selon si on se décide à acheter celle que l’on doit voir cet après-midi, ce sera plutôt du Deep Purple…
Bravo pour le sésame (ouvre toi!)!
[quote]Saint Pierre : C’est la faute à toute cette technologie, tout le monde parle en même temps…[/quote]
Tu peux ajouter que plus personne n’écoute l’autre… 🙂
Et plein de courage à Monsieur le Mari qui subit (?) les sorties et se doit d’etre inventif pour calmer sa douce femme. 🙂
Perrault et Andersen peuvent bien se tenir » les contes de la révérende « viennent d »arriver…