Ultra moderne solitude

À force de vous dire que les américains sont de grands optimistes, je m’inquiète de ce que vous finissiez par penser qu’ici, il est impossible de faire ce que nous les français savons le mieux faire : déprimer gentiment. Que nenni. Aux États-Unis, il n’y a pas qu’à Santa Barbara qu’on a le mal de vivre. Au contraire : Rien de mieux qu’une ambiance de friche industrielle sur fond de crise économique – dont sont friandes les villes au nord de ce pays – pour vous remettre sur le droit chemin de la dépression (dans tous les sens du terme). Au-delà du fromage et de la bière (et des motos, donc), j’en profite pour vous faire goûter les spécialités locales et culturelles de Milwaukee avec ce très troublant poème, que j’accompagne de photographies des grandes rues désertes de la ville et des œuvres que l’on peut contempler dans l’ultra-moderne musée d’Art qui borde le lac Michigan.

À vos Xanax, prêts, partez ! (1)

DSCF0375Early Morning in Milwaukee by John Koethe
De bon matin à Milwaukee par John Koethe (traduction maison)

Is this what I was made for? Is the world that fits
Like what I feel when I wake up each morning? Steamclouds
Hovering over the lake, and smoke ascending from ten thousand chimneys
As in a picture on a calendar, in a frieze of ordinary days?

Est-ce ce pour quoi j’ai été crée ? Est-ce le monde qui ressemble
à ce que je ressens quand je me réveille chaque matin ? Des nuages de vapeurs en suspends au-dessus du lac, et de la fumée qui s’élève de dizaine de milliers de cheminée comme une image sur un calendrier, au milieu d’une enfilade de jours tous pareils.

DSCF0370DSCF0126Beneath a sky of oatmeal gray, the land slides downwards from a Kmart parking lot
Into a distance lined with bungalows, and then a vague horizon.
Higher and higher, until its gaze becomes a part of what it sees,

Sous un ciel de flocons gris, la terre se dérobe jusqu’à un parking de supermarché au loin, alignés avec quelques baraquements et puis un horizon vague. De plus en plus haut, jusqu’à ce que le regard se fonde avec ce qu’il contemple.

The mDSCF0387ind asceDSCF0137nds through layers of immobility into an unfamiliar atmosphere
Where nothing lives, and with a sense of finally breaking free
Attains its kingdom: a constructed space, or an imaginary city.
Bordered all around by darkness; or a city gradually sinking into age,
Dominated by a television tower whose blue light warns the traveler away.

L’esprit s’élève à travers des épaisseurs immobiles, dans une atmosphère étrangère où rien ne vit, et avec l’impression de conquérir sa liberté, atteint son royaume : un espace artificiel, ou une ville imaginaire entourée de ténèbres, ou une cité qui sombre dans la vétusté, surplombée par une antenne de télévision dont la lumière bleue faire fuir les voyageurs.

DSCF0194People change, or drift away, or die. It used to be a country
Bounded by possibility, from which the restless could embark
And then come home to, and where the soul could find an emblem of itself.

Les gens changent, ou disparaissent au loin, ou meurent. Nous étions une nation, formée par toutes sortes de possibilités offertes aux aventureux, ils pouvaient s’embarquer puis revenir et se sentir chez eux, l’âme pouvait trouver une réflexion d’elle-même dans ce pays.

DSCF0193Some days I feel a momentary lightness, but then the density returns,
The salt-encrusted cars drive by the factory where a clock tower   Overlooks the highway, and the third shift ends. And then softly,
The way the future used to sing to me when I was ten years old,
I start to hear the murmur of a voice that isn’t mine at all,
DSCF0189Formless and indistinct, the music of a world that holds no place for me;

Certains jours, j’éprouve une légèreté passagère, mais bientôt la pesanteur revient. Les voitures incrustées de sel passent devant l’usine où une horloge surplombe l’autoroute et les 3/8 se terminent. Et alors, doucement, à la manière dont l’avenir s’adressait à moi quand j’avais dix ans, j’entends le murmure d’une voix qui n’est pas du tout la mienne, sans forme et indistincte, le murmure d’un monde où il n’y a pas de place pour moi,

DSCF0196DSCF0200And then an image starts to gather in my mind—a picture of a room
Where someone lingers at a window, staring at a nearly empty street   Bordered by freight yards and abandoned tanneries. And then the bus stops
And a man gets off, and stands still, and then walks away.

Et alors une image se forme dans mon esprit – l’image d’une pièce où un étranger se prélasse à la fenêtre, regardant fixement une rue vide bordée de zones de livraison et de tanneries abandonnées. Et alors, le bus s’arrête et un homme en descend, reste là un moment sans bouger puis s’éloigne.

DSCF0372Last nigDSCF0142ht I had a dream in which the image of a long-forgotten love  Hovered over the city. No one could remember what his name was
Or where he came from, or decipher what that emptiness might mean;
Yet on the corner, next to the USA Today machine, a woman seemed to wave at me,
Until the stream of morning traffic blocked her from my view.

La nuit dernière j’ai rêvé et j’ai eu cette vision d’un amour oublié depuis longtemps qui venait se poser sur la ville. Personne ne pouvait se rappeler de son nom, où d’où il venait, ou comprendre ce que cette absence signifiait. Pourtant au coin de la rue, à côté du distributeur de journaux, une femme semblait me faire signe, jusqu’à ce que la foule matinale la fasse disparaître de ma vue.

DSCF0155DSCF0157It’s strange, the way a person’s life can feel so far away,
Although the claims of its existence are encountered everywhere In a drugstore, or on the cover of a tabloid, on the local news
Or in the mail that came this morning, in the musings of some talk show host
Whose face is an enigma and whose name is just a number in the phone book,
But whose words are as pervasive as the atmosphere I breathe.

C’est étrange combien la vie d’une personne peut sembler distante, alors qu’on trouve des preuves de cette existence partout – dans une droguerie ou même sur la couverture d’un tabloïd, ou aux informations locales, au courrier arrivé ce matin ou dans les simagrées d’un talk show. Quelqu’un dont le visage est une énigme et dont le nom est seulement un numéro dans l’annuaire, mais dont les mots sont aussi réels que l’air que je respire.

DSCF0176DSCF0158Why can’t I find my name in this profusion? Nothing even stays,
No image glances back at me, no inner angel hurls itself in rage
Against the confines of this surface that confronts me everywhere I look
At home or far away, here or on the way back from the store—
Behind an all-inclusive voice and personality, fashioned out of fear
And scattered like a million isolated points transmitting random images
Across a space alive with unconnected signals.

DSCF0336Pourquoi est-ce que je ne peux pas trouver mon nom cette multitude ?
Rien ne dure. Aucune de ces images ne me regarde à son tour, aucun ange intérieur ne se jette contre les parois qui me confine où je suis, partout où je jette mon regard – chez moi ou très loin d’ici, ici ou en rentrant du magasin. Derrière une voix et une personnalité qui inclut toutes les autres, façonnée par la peur et dispersée comme des millions de pixels qui projettent des images au hasard, à travers un espace où toutes les signaux sont déconnectés.

DSCF0406DSCF0408(1) Et encore, je ne vous ai offert que la première moitié du poème. Vous pouvez le trouver dans son entiereté sur le lien suivant : http://www.poetryfoundation.org/poems-and-poets/poems/detail/48113
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3 réponses à Ultra moderne solitude

  1. chantal dit :

    Merci de me faire découvrir ce poète et bravo pour cette excellente traduction la poésie étant ce qu’il y a de plus difficile à traduire…

    • Fanny dit :

      Ton commentaire m’a donné envie d’en savoir plus sur l’auteur :
      https://en.wikipedia.org/wiki/John_Koethe
      Apparemment, il « adore vivre dans le Wisconsin et trouve que c’est un très bel État »! Il est prof de philo à la faculté de Milwaukee, c’est marrant car en le traduisant je me disais que cela faisait un peu « malaise existentialiste » à la Sartre qui contemplait les racines des arbres, mais en poésie, ça change tout…

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